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Marie-Hélène ProulxIl fut un jour un enfant qui, comme bien d’autres, attendait le jour où il serait assez grand pour changer le monde. Il espérait le faire en aidant les enfants qui souffraient le plus et devint un brillant pédiatre. Pourtant, après quelques années de pratique clinique, ce pédiatre sent que quelque chose lui échappe : « Juste dire à des parents qu’ils ont un beau bébé, ce n’était pas assez pour mes valeurs, je m’ennuyais et me sentais inutile », raconte aujourd’hui Gilles Julien.
Après en être arrivé à cette constatation, Gilles Julien part aider les enfants ailleurs dans le monde, mais continue à se sentir préoccupé par ceux d’ici, les exclus du système. Restait à trouver la bonne façon d’intervenir. Même en travaillant auprès des services communautaires et des CLSC, le docteur Julien se sent encore trop loin des gens. Il décide alors de créer le Centre d’aide aux enfants en difficulté (AED), un organisme où sont offerts des services multidisciplinaires qui s’adaptent davantage aux besoins des familles et des écoles.
Puis, cette nouvelle approche de la médecine, appelée pédiatrie sociale, finit par porter des fruits chez les habitants du milieu, bien sûr, mais également à susciter l’intérêt de certains organismes internationaux et de centres médicaux et universitaires du Québec, comme ceux de l’Université McGill et de l’hôpital Sainte-Justine, qui font maintenant appel à son expertise. Par l’entremise de publications, de stages, de colloques, de formations et de conférences, le docteur Julien tente de convaincre les médecins du rôle qu’ils peuvent jouer pour la santé globale de l’enfant, bien au-delà de sa santé physique, à condition d’apprendre à mieux écouter les enfants et leurs parents plutôt que de les juger du haut de leurs grandes théories, issues du milieu académique. Il insiste également sur la nécessité d’ouvrir d’autres centres comme l’AED.
La pédiatrie sociale, idéal d’étudiant, devient peu à peu une réalité. Et c’est d’ailleurs dans un organisme similaire à l’AED, cofondé depuis un peu plus d’un an dans le quartier Côte-des-Neiges par le docteur Julien, soit le Centre de services préventifs à l’enfance (CSPE), que je le rencontre aujourd’hui. En apparence, il s’agit d’une clinique de pédiatrie comme une autre, mais où les parents qui en sentent le besoin peuvent également y trouver des services de répit, de l’accompagnement psychologique, des services préventifs et des orientations pour favoriser le développement des enfants.
Lorsque je le rencontre, le Centre devrait être fermé depuis près de deux heures. Pourtant, plusieurs intervenants s’y attardent encore pour essayer de déterminer la meilleure façon d’intervenir auprès de certains enfants. C’est donc après cette lourde journée qu’il me partagera encore son art et sa passion.
Misère de riche et misère de pauvre
J’attends qu’il m’explique en quoi la misère que vivent certains enfants de l’Occident lui semble si grave, malgré les soutiens sociaux dont nous bénéficions. Dans le livre Aide-moi à te parler (2004), Gilles Julien souligne ce paradoxe qui fait que, dans une société où se multiplient les moyens de communication et où les valeurs de la qualité de vie et de l’enfance sont tellement mises de l’avant par les médias, les temps précieux accordés à la famille et aux relations directes entre les individus qui en font partie semblent perdre du terrain au profit des obligations extérieures ou des différents modes de communication virtuelle que chacun choisit pour se recréer son petit univers. On en oublie alors peu à peu la simplicité avec laquelle les enfants, en général, réclament notre attention.
Mais il ne s’agit pas alors simplement de réagir en blâmant simplement les parents, qu’ils soient riches ou pauvres, bien que ce soit, selon Gilles Julien, la solution que préconisent bien souvent les différents services sociaux. Bien que le docteur Julien ait rencontré quelques travailleuses sociales exceptionnelles, il admet jouer fréquemment le rôle de l’interprète entre des familles qui se sentent menacées et même harcelées et des services sociaux qui posent des questions que les parents ne comprennent pas toujours. Il considère que la protection de la jeunesse baisse trop vite les bras en concluant à de l’incapacité parentale, faute d’avoir eu la chance d’explorer avec les parents toutes les ressources de la famille, de l’entourage, de la communauté ou même du milieu physique, ce qui aurait pu permettre de mieux traverser des moments difficiles ou même d’acquérir les compétences parentales défaillantes. « Parfois, un parent est considéré incompétent parce qu’il ne possède pas de minimum matériel pour accueillir son bébé naissant, peut-être vaut-il alors mieux se concerter pour lui offrir l’essentiel que d’opter tout de suite pour le retrait. Souvent, les filles qui se font enlever leur bébé ne s’en remettent pas. Elles risquent de repartir dans la rue se faire un autre bébé. »
L’enfant placé, de son côté, doit bien sûr vivre avec la blessure causée par l’échec de sa famille d’origine. Il faut également assumer le risque qu’il tombe sur une mauvaise famille ou pire, en foyer d’accueil lorsque l’enfant est plutôt difficile, ce qui est courant chez ceux qui sont ballottés. Ce risque soulève alors toute la problématique du lien d’attachement : bien que l’on reconnaisse maintenant l’importance fondamentale de ce lien, il demeure périlleux, dans les circonstances, pour les services sociaux, de pousser l’enfant à s’y investir. « Ils craignent que les abandons qui suivent fassent trop souffrir l’enfant et qu’il ne parvienne plus à s’attacher de sa vie. »
Le corps, l’esprit et le médecin
Pour mieux répondre à ces situations, le docteur Julien considère devoir sortir du rôle que veulent lui confier certains professeurs ou éducateurs qui attendent de lui une simple prescription pour calmer un enfant turbulent ou colérique. En outre, la fréquentation des familles lui permet souvent de réaliser que les réactions de colère, d’anxiété ou de tristesse extrême ne sont pas nécessairement des attitudes maladives mais souvent les réactions les plus saines possibles à des situations malsaines, interprétées à travers la logique d’un enfant.
Il ne s’agit pas alors simplement de tourner le dos au Ritalin et aux autres ressources médicales, mais plutôt de donner toutes les chances à l’enfant : « Si un soutien médical peut l’aider à supporter une difficulté, cela lui évitera peut-être les rejets à répétition et les antidépresseurs pour le reste de sa vie », précise le docteur Julien. D’autres enfants en difficulté se retrouvent cependant parfois sans aide parce que leur profil ne correspond pas à celui qui suppose un traitement standard. Une équipe multidisciplinaire et de très bons liens avec le milieu et les écoles peuvent alors éviter de laisser les enfants sans réponse ou solution. La démarche qu’il est nécessaire d’entreprendre auprès d’une famille qui vit une difficulté consiste fréquemment en une rencontre avec l’école ou les parents pour déterminer un plan d’actions qui fait l’unanimité entre les intervenants, afin de répondre aux besoins physiques et affectifs de l’enfant. Il s’agit souvent de convaincre ou de servir de médiateur entre l’école et les parents et, souvent aussi, la famille élargie, si elle veut s’impliquer pour ainsi permettre à chacun des membres de la famille et à leur entourage de donner le meilleur d’eux-mêmes. Bien sûr, ces enfants en difficulté restent souvent difficiles à cibler et les problèmes traînent. « Les parents se sentent jugés alors ils évitent les services », constate le docteur Julien.
On peut se demander cependant comment, devant cette abondance de cas d’une telle gravité, l’action du médecin peut être encore pensée en terme de prévention. L’AED a pourtant déjà gagné le prix Marie-Vincent en tant qu’organisme le plus engagé dans la prévention de l’abus sexuel. Mais comment alors saisir les nuances d’une situation qui parfois échappe aux services sociaux ? « Lorsqu’on demeure proche, il y a une clarté qui s’installe et permet à chacun de se dévoiler vraiment », estime le docteur Julien. Les visites à domicile ou le fait que les gens viennent parfois d’eux-mêmes demander de l’aide parce qu’ils sont inquiets pour leurs enfants, à la suite d’un conseil d’un proche ou d’un service qui a déjà gagné la confiance de la famille, contribuent bien sûr à cette intimité. « Le fait d’avoir le statut de médecin de quartier donne un pouvoir d’action énorme, dans l’esprit des gens, même si l’examen physique donne rarement des résultats précis. »
Si possible, la démarche de la pédiatrie sociale essaie également d’intégrer tous les nouveaux venus dans l’entourage de la famille et de leur faire confiance jusqu’à preuve du contraire. Le fait d’accorder le bénéfice du doute aux familles quant à leurs choix et à leurs compétences est d’ailleurs une attitude qui finit par contribuer, ultimement, à la prévention. « Devenir proche des familles, leur accorder de la confiance, cela permet de mettre les enfants vulnérables en lien avec des adultes significatifs qui contribueront à leur éducation, par des programmes d’accompagnement. Cela nous permet aussi de savoir ce qui se passe un peu chez chacun et d’avoir du poids lorsqu’on désapprouve une décision. » Cela permet ainsi aux parents d’avoir accès à d’autres modèles pour les guider, par façonnement (modeling), dans leur apprentissage de leur rôle parental tout en les encourageant dans les choix qu’ils font.
Identité, famille et communauté
Mais cette nouvelle manière de concevoir la pédiatrie tient non seulement compte du lien d’attachement, si discuté en ce moment par les spécialistes, mais elle se préoccupe aussi des besoins liés à l’identité et à la spiritualité. Ces questions, rarement envisagées dans un contexte scientifique, deviennent cependant très concrètes lors des rencontres quotidiennes avec des familles éclatées. La famille doit alors souvent compenser pour la partie de l’héritage culturel absent qui échappe à l’enfant et souvent même au spécialiste qui voudrait les aider à mettre de l’ordre dans leur vie. Ces questions concernent également ceux qui ont été arrachés à leur culture d’origine ou encore les familles d’ici qui comptent sur le soutien et les valeurs familiales pour les aider à traverser un moment difficile. Dans son livre Soigner différemment les enfants (2004), Gilles Julien insiste d’ailleurs beaucoup sur la nécessité de recréer une filiation spirituelle avec d’autres personnes lorsque les parents biologiques n’assument plus leur rôle, ou encore de demander aux parents d’assumer la fonction de « passeur » entre deux cultures dans les cas de migration.
Gilles Julien évoque d’ailleurs le cas de ces immigrants qu’il a rencontrés et qui décident de renvoyer leurs enfants dans leur pays d’origine quelque temps, afin qu’ils s’imprègnent d’une culture où les liens sociaux sont plus serrés. Il parle de ce choix, en apparence étonnant, avec le plus grand respect, sa propre expérience en Afrique et dans le Grand Nord l’ayant lui-même amené à remettre beaucoup de choses en perspective. Malgré la misère apparente de ces régions, il a pu remarquer les valeurs d’accueil qui y rendent la vie plus douce : « Tu crois qu’en Afrique la misère va être beaucoup plus grande, pourtant les enfants africains continuent de sourire. Dans les villages inuits aussi, les enfants sont généralement joyeux et appréciés de la communauté. Les enfants que j’ai soignés à Hochelaga ou à Hull se trouvent plus souvent ignorés et leurs sourires, par conséquent, se font plus rares. »
Mais à l’intérieur même de l’œuvre de Gilles Julien, au fil des années, les perspectives évoluent. Alors que ses premiers écrits plaçaient davantage le pédiatre au centre de l’intervention, il semble que, pour lui, aujourd’hui, la famille occupe de plus en plus ce rôle central. L’évolution de la médecine occidentale laisse aussi à Gilles Julien quelques raisons d’espérer : « Alors qu’avant, la science avait tendance à prétendre les retards moteurs et intellectuels irrécupérables, aujourd’hui, elle ouvre tranquillement la porte à l’idée que dans de meilleures conditions, il soit possible de s’investir et d’espérer une progression. » Par ailleurs, le Collège des médecins a récemment recommandé qu’une collaboration de plus en plus étroite soit établie entre les médecins et leur milieu, ce qui permet à l’AED de recevoir plusieurs stagiaires qui partagent, avec le docteur Julien, le rêve de contribuer à l’avenir de la médecine communautaire. Et en lui, cette flamme d’enfant continue de vibrer : « C’est tellement enrichissant d’apprendre quelque chose à un enfant, d’aider un enfant, de préserver son droit de se prendre en main et d’avoir une belle vie. Bien sûr, cet émerveillement-là, on peut le retrouver aussi dans l’art mais un enfant, c’est si simple et accessible. C’est dramatique de mettre cela à l’écart, comme société. »
Bien sûr, Gilles Julien trouve encore autour de lui des raisons de contester la quête éperdue de confort de notre société ainsi que son désintérêt pour la jeunesse. Mais pour ceux qui se sentent prêts malgré tout à se montrer sensibles au rêve d’enfant qui s’est concrétisé le long de son propre parcours, Gilles Julien laisse derrière lui une œuvre importante, que ce soit des publications destinées aux intervenants ou au grand public. Son plus bel héritage reste cependant assurément celui qu’il laisse aux enfants qui peuvent maintenant espérer, grâce à son action, grandir pour bâtir à leur tour un monde meilleur.
À lire:
Julien, Gilles, Aide-moi à te parler, coll. Pour les Parents, éd. Hôpital Sainte-Justine, Montréal, 2004, 129p.
Julien, Gilles, Soigner différemment les enfants, l’approche de la pédiatrie sociale. éd. Logiques, Outremont, 2004, 291p.
Voici les deux centres où les familles pourront bénéficier des services de l’équipe de Gilles Julien:
Assistance aux enfants en difficulté (AED)
arrondissement.com/montreal/assistancedenfantsendifficulte
1600 rue Aylwin
Montréal
Tél: 514 528-8488
Centre préventif d’aide à l’enfance de Côte-des-Neiges (CSPE)
cpscatlas.org
6555, rue Côte-des-Neiges
suite 3000
Montréal
Tél: 514 341-2220
Le docteur Julien travaille également de concert avec l’Hôpital Sainte-Justine, L’Hôpital général de Montréal et le CLSC Côte-des-Neiges.