Date de publication
Ressource
Marie-Hélène ProulxMerci à :
Victor Haines, professeur à l’École de relations industrielles, Université de Montréal
Diane-Gabrielle Tremblay, professeure en travail, économie et gestion à la TÉLUQ-UQAM
Cadleen Désir, Déclic : www.declic.com
Amélie Léveillé, Lili Café et Cie : www.lilicafe.ca
Valérie Parizeault, Studio Rose Flash: http://desing.roseflash.ca/fr
Amélie Léveillé a ouvert son café après avoir vu comment les jeunes mamans étaient parfois froidement reçues dans les cafés ordinaires lorsqu’elles s’y présentaient avec leur nourrisson. Aujourd’hui, elle m’accueille au Lili Café, spécialement conçu pour les mères d’enfants de zéro à dix-huit mois, avec d’autres mamans venues raconter, comme elle, ce moment à la fois palpitant et difficile, où elles sont entrées de plain-pied dans les rôles de maman et d’entrepreneure...
: « Il y a beaucoup de femmes qui aimeraient ouvrir un café comme le mien, mais n’ont pas vraiment idée de ce que ça peut représenter comme travail. Elles m’idéalisent et me voient comme un mystère ou une défricheuse pour une nouvelle génération de supers femmes. Je ne veux pas les décevoir. mais elles ne se rendent pas compte à quel point j’ai dû m’investir pour que ça fonctionne et je ne suis pas sûre que beaucoup d’entre elles seraient prêtes à le faire », raconte Amélie qui, comme Cadleen Désir, de l’entreprise d’aide à l’enfance Déclic et Valérie Parizeault, du Studio de conception web Rose Flash, croyait trouver dans son entreprise une occasion de rester plus près de son nourrisson, mais a dû composer avec des semaines qui se prolongent parfois jusqu’à trente, quarante, voire plus de soixante heures.
Attention, rêve en transformation
À les entendre parler des coûts et des risques de cette passion entrepreneuriale qui les prend corps et âme, on se demande d’où vient ce rêve de démarrer une entreprise au moment même où la maternité vient bouleverser leur vie. Victor Haines, professeur à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, me donne son point de vue : « Les femmes cherchent plus d’autonomie et de souplesse que ce qu’un bureau peut leur offrir, surtout dans un moment de leur vie où la gestion de leur temps devient si cruciale pour elles. Le milieu des affaires fonctionne encore souvent selon des valeurs de performance très masculines, elles peuvent sentir que leur travail ne leur laisse pas la liberté d’être aussi près de leur enfant qu’elles voudraient l’être. »
Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à la TÉLUQ, spécialisée en articulation Travail-famille, souligne aussi les aspects plus favorables qui peuvent encourager les jeunes femmes ingénieuses et souvent plus scolarisées à laisser s’éveiller leur fibre d’entrepreneure : « Pour certaines personnes, les périodes de chômage ou encore les mises à pied, accompagnées d’un petit bonus, peuvent apparaître comme des occasions de se créer une entreprise ou, au contraire, des périodes plus fastes permettent de voir apparaître de nouveaux domaines à exploiter et favoriser l’optimisme nécessaire pour se lancer en affaire. » Les entreprises auraient aussi, selon elle, de plus en plus tendance à faire appel à la sous-traitance, dans des domaines comme les relations publiques, la traduction, la rédaction, la comptabilité, où les femmes plus scolarisées et ayant une bonne dose d’indépendance, abondent.
« Grâce aux normes actuelles des congés parentaux, une travailleuse autonome ne retombe plus à un revenu zéro, lorsqu’elle vient d’accoucher. De plus, on compte sur un réseau de CPE qui nous est envié un peu partout dans le monde. Et si certaines personnes dans le monde du travail perçoivent encore le fait d’être enceinte ou mère comme une limitation, elles ne le manifestent plus aussi ouvertement qu’avant », ajoute également madame Tremblay. Toutefois, suggère Cadleen, un peu plus de soutien financier ciblé, sous forme de subvention ou autre, serait une initiative profitable à la société tout entière : « C’est sûr qu’avec une famille, tu n’as pas toujours la même latitude qu’une célibataire qui lance une entreprise. Quand même, la plupart des femmes entrepreneures que je connais ont fait ce choix pour garder leurs enfants auprès d’elles. Elles créent de l’emploi, font rouler l’économie québécoise et ne demandent pas de frais de garderie. Il me semble que cela devrait être d’excellentes raisons d’investir pour une société qui dit valoriser à la fois la rentabilité et les valeurs familiales. »
Mais pour ces mères alertes aux bonnes idées, tout n’arrive pas pour autant dans un ordre bien planifié. Leurs compétences en gestion s’acquièrent souvent graduellement, avec l’expérience. Quelquefois, après une période de retrait, de ralentissement ou de questionnements, plusieurs « belles surprises » arrivent en même temps, dont celle d’une grossesse. Et elles doivent faire face à la musique. Valérie Parizeault en sait quelque chose : « Au début, c’était difficile. J’ai dû réorienter mon entreprise et suivre des formations. Deux ans après avoir lancé mon projet, la même semaine, j’ai eu mon local et j’ai eu la nouvelle que j’étais enceinte. C’est aussi une période où mes contrats ont beaucoup augmenté. »
La majorité des entrepreneures comprennent alors qu’elles ont souvent sous-estimé, au départ, les tâches connexes associées à leur travail, comme toute l’énergie consacrée à la promotion et à la facturation. Avec le temps, elles deviennent plus lucides sur l’investissement requis pour atteindre leurs objectifs; une forme d’auto-sélection s’effectue, et ce, remarque madame Tremblay, d’autant plus qu’en ce début de carrière, ces jeunes entrepreneures ont rarement un réseau professionnel bien établi : « Elles sont contraintes de dire oui à toutes les offres de contrats. Elles passent de la dictature du patron à celle du client, et le client est parfois encore plus rigide. Ça joue beaucoup sur les échéanciers. Alors que, pour un contrat de traduction par exemple, les traducteurs permanents sont en entreprise la semaine, les travailleurs autonomes se retrouvent souvent avec des heures de fins de semaine et des échéances serrées. » Et ces exigences sont d’autant plus difficiles à rencontrer que les travailleuses autonomes ne peuvent poursuivre leurs activités rétribuées et recevoir des prestations de maternité ou de congé parental en même temps, même si l’arrêt de travail met en péril la fidélisation de la clientèle.
Madame Tremblay suggère de retarder le projet, si possible, à la période scolaire des enfants ou de pouvoir compter sur une bonne garderie, bien que le système de CPE ait ses limites quant à son adaptation aux besoins (parfois de quelques heures par semaine) des parents ayant des horaires atypiques. Les contraintes du monde du travail ont quand même obligé Amélie à se résoudre à la solution de la garderie : « Dans mon café, je vois des mères en congé de maternité qui donnent à leurs enfants ce que je n’ai pas eu le temps de donner aux miens. Je dois demander à mes enfants d’attendre parce que les clients, eux, n’attendent pas. Je n’ai pas eu le temps de faire du bricolage avec ma plus grande ou d’aller au parc avec elle. »
Un mélange maison travail-famille
Cadleen, Valérie et Amélie sont donc conscientes que cette situation – où les hauts et les bas de leur entreprise affectent leurs enfants, leur conjoint et leurs demandes envers eux – va demeurer. Mais si elles admettent sans peine que leur conversation quotidienne avec ces derniers ou leurs choix familiaux sont influencés par leur vie professionnelle, ces entrepreneures ne considèrent pas devoir sacrifier la famille ou le travail pour trouver leur équilibre. Et, lorsque je demande comment elles s’assurent du maintien d’une distance entre ces deux mondes, elles éclatent de rire, tandis que Valérie rajoute : « Mon travail est dans la maison du lundi au lundi alors… »
Toutefois, précise monsieur Haines, lorsque des compromis sont nécessaires, ils sont souvent plus faciles à réaliser du côté de la famille : « Les structures de la famille sont plus souples que les obligations imposées par les routines du travail et les clients; il est plus facile d’amener du travail à la maison qu’un enfant malade au bureau. » Dans les modèles d’identité plus traditionnels, il semblait plus naturel aux pères de réagir aux conflits entre le travail et la famille en s’investissant davantage dans le travail, parce qu’ils se percevaient comme le pourvoyeur désigné. L’identité de la mère, par contre, la poussait plutôt à se désinvestir du travail, en refusant, par exemple, des promotions, des heures supplémentaires ou des responsabilités. Ce retrait, les femmes que je rencontre ne peuvent plus toujours y avoir recours : « J’essaie d’être disponible pour mes enfants, surtout la fin de semaine, mais pour moi, mon entreprise, c’est un autre bébé. Si une idée me vient pour le travail, dans mes temps libres, je ne la laisserai pas se perdre. Je me sens parfois coupable, mais je me consacre au travail quand même », admet Cadleen.
Arrive quand même le moment où les frontières deviennent nécessaires afin de permettre aux rêves familiaux et professionnels de se réaliser, surtout lorsque les lieux physiques et le temps consacré à l’un et à l’autre interfèrent. Pour Cadleen d’ailleurs, la nécessité d’éloigner son lieu de travail de sa maison et de déléguer davantage est devenue essentielle à son équilibre : « Deux ans après avoir lancé mon entreprise, j’avais 15 employées, que j’avais tendance à materner. Un jour, j’étais venue aider une amie à déménager et je me suis retrouvée à encourager une employée au téléphone, à lui dire qu’elle était capable et qu’elle devrait prendre du temps pour elle. En me retournant, j’ai vu mon amie qui attendait avec mon bébé dans les bras. J’ai compris qu’il était temps que j’embauche une responsable des ressources humaines. »
Les enfants aussi sont appelés à réagir à cet envahissement et Cadleen s’en rend bien compte lorsque son fils joue avec son téléphone en plastique et lui répond : « Deux minutes maman, j’ai un appel. » Cadleen, qui a grandi au rythme des horaires atypiques de ses parents entrepreneurs comprend bien ce que peut signifier son jeu, mais elle sait aussi, par expérience, comment cela peut préparer à la vie et aux choix que l’on fera plus tard; une conviction que partage Amélie : « Devant mes enfants, je dois dépasser mon insécurité. Mais en même temps, ça me permet de montrer à mes enfants que la vie, parfois, c’est insécurisant, mais on peut surmonter l’insécurité et passer à autre chose. C’est un héritage pour la vie parce qu’avant, c’était possible de tenir le travail et la vie de couple pour acquis pour la vie… plus maintenant. »
Victor Haines mentionne que ces femmes qui réussissent sont souvent celles qui, en plus de la famille immédiate, peuvent compter sur un bon réseau d’amitié, mais surtout de famille. Cette concertation est d’autant plus importante lorsque les enfants ne vont pas encore à l’école. « En démarrant mon entreprise, je savais un peu que je troquais un peu moins de disponibilité psychologique pour un peu plus de disponibilité physique auprès de ma fille, mais je ne suis pas seule là-dedans; ma mère vient me donner un coup de main avec le resto et mes enfants et, tout compte fait, je crois que j’ai fait le bon choix », rapporte Amélie.
L’entreprise d’une mère, beaucoup plus que celle d’un père ou d’une célibataire, mobilise souvent tout cet entourage. Ce qui est d’ailleurs le cas de Valérie, Amélie ainsi que de Cadleen qui demande : « Pourquoi ce serait mieux, dans les partys de famille, de parler des émissions de TV que de son travail? » Ce renforcement des liens familiaux amène alors de nouvelles négociations, mais aussi une revalorisation de la famille et d’une certaine identité de la mère.
Pourtant, à l’intérieur de cette nouvelle réalité d’entreprenariat aux frontières fragiles, tous ces rôles qui auparavant semblaient aller de soi, doivent être réinventés, explique Victor Haines. Cependant, nuance Diane-Gabrielle Tremblay, les nouvelles façons d’harmoniser travail et famille s’articulent autour des manières de penser la famille d’aujourd’hui : « On conçoit souvent de plus en plus la famille comme source de dépenses et de revenus, comme une petite entreprise à bien gérer. » Ce que confirment les propos de Cadleen : « Je pense que de faire fonctionner la vie de famille et du travail est un travail d’équipe et j’ai une équipe à la maison, une autre au travail. »
Bien sûr, la réalité des entreprises familiales n’est pas nouvelle, mais, alors que la femme d’autrefois occupait plutôt un rôle de membre de l’entreprise familiale, elle assume aujourd’hui plus que jamais la fonction de cheffe d’entreprise, tout en continuant d’avoir besoin du soutien de sa famille. Ces transformations et ces attentes sont alors propices, indique madame Tremblay, à éveiller des tensions et des jeux de pouvoir importants entre ses membres, surtout si les partenaires sont associés ou que les décisions ont un impact important sur la vie du couple. « Mais les conjoints seront-ils prêts à accepter que ce soit l’entreprise de leur femme qui, dans certains cas, mobilise la vie de famille? Parfois, mais pas toujours », indique-t-elle.
Victor Haines soutient, quant à lui, que les valeurs des jeunes familles se transforment. On y sent, d’une part, une volonté des hommes d’être plus présents et de participer au partage des tâches, d’autre part, une volonté plus grande chez cette nouvelle génération de ne pas laisser le couple ou la famille se faire envahir par les pressions professionnelles, même si ces pressions sont maintenant reconnues comme faisant partie de la vie des deux parents. En ce sens, il demeure révélateur que ces femmes décrivent toutes leur choix de carrière comme un choix de couple : « Quand c’est un choix que l’on fait seule, il peut y avoir de la rivalité, mais, dans notre cas, mon conjoint a sa place dans l’entreprise. Alors, s’il y a des heures de fous, on les fait souvent ensemble et on demande ensemble le soutien des beaux-parents. Lorsque je travaillais davantage de mon côté, il me disait de penser à moi, mais, quand on construit ensemble nos projets, ça nous rapproche encore plus », affirme Cadleen. À ce propos, elle se permet même de réactualiser un vieil adage : « Il y a un vieux dicton qui disait que, derrière tout grand homme, il y a une grande femme. Mais en fait, je crois que cela s’applique à tout être humain qui veut réussir et a besoin de soutien. »
Mes valeurs, mes choix
Ces femmes cherchent donc à construire une vie d’entreprise qui correspond à leur idéal de famille, mais aussi à se conformer à l’image qu’elles se font d’elles-mêmes et de la maman citoyenne qui veut connaître, s’affirmer et ne pas arrêter de sortir parce qu’elle a des enfants. Cette sensibilité à la réalité féminine et maternelle peut même devenir pour elles un avantage, dans certaines circonstances : « J’offre des services psychosociaux aux enfants ayant des retards. Ça m’a aidée de pouvoir dire que j’étais mère aux mères que j’aide », explique Cadleen.
Mais ces mamans entrepreneures, même lorsqu’elles visent d’autres modes de gestion que les modèles traditionnellement masculins, doivent faire face aux mêmes contraintes de rentabilité et aux conséquences financières de leurs choix. D'ailleurs, les trois jeunes femmes rencontrées reconnaissent que les lois du marché ont porté un rude coup à leurs valeurs personnelles et leur idéal d’entreprise, que ce soit dans le choix des produits qu’elles proposent ou le rendement qu’elles exigent. De plus, ces micro-entreprises dans des domaines jeunes et féminins sont plus sujettes à devoir s’adapter aux congés et aux autres demandes de jeunes femmes qui, elles aussi, tentent de concilier le travail et la famille. Cadleen rencontre même ce problème avec ses fournisseurs : « Comme femme d’affaires qui attend des résultats, je suis parfois moins tolérante envers mes fournisseurs, même les femmes enceintes. Je connais la maternité et cela ne me semble plus une excuse pour ne pas fournir le travail. Et c’est un côté de moi que je travaille. »
Mais, dans bien des cas, cela demeure pour elles le prix qu’elles acceptent de payer afin de maintenir l’entreprise qui permet à leurs employés de subvenir aux besoins de leurs familles. Et pour maintenir chez ses employés le goût de se dépasser, Cadleen croit aussi en la nécessité de demeurer pour eux un modèle fiable : « La maman entrepreneure doit performer à la fois comme maman et comme entrepreneure. Dans mon entreprise, j’ai un rôle de mentor envers les autres. Je dois rester dynamique parce que tout ce que je fais peut être porteur de messages pour ceux qui m’entourent. »
À l’image que doivent projeter ces entrepreneures devant leurs employés, s’ajoute celle que les clients s’attendent parfois à trouver dans ces entreprises qui misent sur leurs valeurs plus « familiales » : « Comme je suis dans le domaine de la maternité, plusieurs personnes s’attendent à ce que mon entreprise soit gérée un peu comme un organisme communautaire. Parfois, l’idée que je sois une mère entrepreneure qui cherche à faire du profit auprès d'autres mères ne passe pas très bien dans la culture québécoise. Pourtant, si j’avais tenté un modèle coopératif, je n’aurais jamais survécu jusqu’ici », rapporte Amélie.
Au bout de deux heures d’entrevue avec ces entrepreneures passionnées, je sens toutefois le besoin de faire le point : « Vous me dites que vous avez choisi cette voie pour demeurer plus près de vos enfants, mais vous êtes plus occupées que jamais; vous vouliez vous rapprocher de vos idéaux, mais vous avez dû faire des compromis. Qu’est-ce que vous avez gagné finalement? » C’est Amélie, celle-là même qui a déjà accouché un dimanche et a dû revenir au travail le mercredi suivant, faute de pouvoir s’offrir un employé supplémentaire, qui me répond la première. « J’ai les mêmes problèmes qu’avant, mais au moins, ce sont mes problèmes. On ressent beaucoup de jugement sur notre manière de tenter d’équilibrer le travail et la famille, mais il y a tellement de personnes qui n’aiment pas leur travail! Moi, j’avais besoin de créer quelque chose qui ressemblait à mes filles et je sens que je me rapproche chaque jour de mon rêve. »
Et, me rappellent-elles, la vie à deux cent mille à l’heure de maman et d’entrepreneure n’est pas faite que de contraintes. Pour Valérie, le fait d’en prendre la responsabilité et de voir les bienfaits de sa gestion lui a même appris à devenir encore plus structurée après la naissance de son enfant : « J’ai de longues journées, mais pas un horaire typique et j’apprends à m’y adapter. Avant l’arrivée de mon fils, je n’étais pas capable de m’établir une routine et de m’y tenir. Maintenant, je n’ai plus le choix. J’ai des horaires à respecter et, pendant ce temps-là, je deviens plus productive et je me sens bien. Quand je vois que j’arrive à travailler, avec mon fils qui dort à mes côtés, je me dis que j’ai hâte d’en avoir un deuxième. »