Le travail d’équipe, de l’effort à la réalité

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Date de publication

jeudi 18 mai, 2023

Comme parents, on aimerait bien transmettre à nos enfants un enthousiasme authentique à propos de leurs projets de classe. Mais lorsque ceux-ci nous expliquent qu’ils vont se lancer dans de grands travaux d’équipe, il nous faut parfois ravaler quelques mauvais souvenirs de notre passé d’écolier. On peut bien admettre qu’il est important pour nos enfants d’apprendre à collaborer. Mais sauront-ils mieux l’assimiler sur les bancs d’école que nous l’avons fait nous-mêmes ?  

Trois expertes de la pédagogie et sept jeunes, interrogés à la Maison de jeunes Le Squatt, à Ahuntsic, donnent leur avis sur la question.

L’ENTRAIDE : UN BIEN NÉCESSAIRE 

Une chose est sûre : le ministère de l’Éducation est convaincu du bien-fondé d’intégrer le développement des aptitudes à la communication dans ses objectifs pédagogiques. Et les enfants, qui ne partagent pas encore nos appréhensions, s’y prêtent souvent de bonne grâce, ce qui peut contribuer à leur apprentissage, si on parvient à leur éviter quelques obstacles en cours de route.

 

La collaboration au programme 

Les chercheuses en éducation mentionnent qu’il s’agit d’une tendance touchant les écoles québécoises, mais aussi l’ensemble de la planète, puisque l’UNESCO l’a nommée parmi les compétences du xxie siècle. Mais il vaut mieux se lever tôt pour atteindre cet idéal essentiel à la vie sociale et professionnelle de demain, car les expertes rencontrées s’entendent pour dire qu’il ne faut pas moins d’une vie entière pour le développer !  

Une autre raison de s’y prendre de bonne heure est que les élèves sont loin de partir sur un pied d’égalité et que certains devront investir plus d’efforts dans leur stratégie pour se tailler une place au sein des interactions sociales, selon Isabelle Nizet, professeure en pédagogie à l’Université de Sherbrooke : « Il y a les facteurs de timidité, d’inhibition, d’introversion. Ces élèves sont défavorisés en partant. Mais un enseignant qui le saurait pourrait utiliser le travail d’équipe pour aider l’élève à développer ses habiletés interpersonnelles. »  

Par-delà la capacité d’interagir avec les autres sans trop de conflits et sans s’effacer, Mélanie Dumouchel professeure au département de didactique de l’UQAM souligne aussi l’importance pour collaborer, de parvenir à s’exprimer verbalement et clairement, tout en portant assez d’attention à ce que les autres ont à dire : « Cela concerne le développement des habiletés communicationnelles : Comment poser une question ? Comment rebondir sur une question ? Tout cela, ce sont des choses qui s’enseignent. »

 

Qu’est-ce que t’en dis ? 

Bien sûr, les habiletés scolaires en général apportent aussi un petit coup de pouce. Liliane Dionne, professeure à la Faculté d’éducation de l’Université d'Ottawa, explique cependant que les réflexes que les professeurs tendent à instaurer entre les coéquipiers ne visent pas tant à déterminer les vainqueurs dans une course à la bonne réponse qu’à parvenir à observer le problème sous plusieurs angles, à formuler des questions et à mobiliser les autres autour de leurs interrogations : « Plus on est de personnes autour d’un problème, plus on va générer de questions, plus on va générer de façons de solutionner ce problème. Donc, travailler en équipe nourrit l’esprit plus que d’être tout seul à régler son petit problème. »  

Isabelle Nizet fait remarquer qu’une telle démarche est beaucoup plus exigeante, puisque chacun doit comprendre ce qui se passe dans la tête de tous les autres avant d’ajouter sa pierre à l’édifice : « Les élèves, lorsqu’ils sont tout seuls, traitent seulement l’information qu’il y a dans leur propre cerveau. C’est donc plus simple. Mais dès qu’il y a plusieurs personnes qui interagissent en même temps, comme dans le travail d’équipe, on doit traiter l’information qui est dans notre cerveau et celle que nous recevons des autres. » Cet effort peut mener à une compréhension plus vaste, mais la mobilisation et la souplesse qu’il requiert peuvent expliquer pourquoi les coéquipiers tentent de se simplifier la tâche en découpant plutôt le travail en tâches individuelles.

 

Piger dans les forces des autres camarades 

Cet effort peut payer, et parfois assez rapidement, car les autres camarades arrivent avec leur lot de nouvelles idées, mais aussi leur compréhension des concepts abstraits vus en classe. Isabelle Nizet affirme d’ailleurs sans hésitation que certains savoirs sont mieux intégrés par un élève lorsqu’ils proviennent d’un autre élève que de la bouche d’un professeur que l’on craint de faire répéter : « Lorsqu’on demande aux élèves d’appliquer des choses, de faire des recherches, d’utiliser une notion dans un autre contexte, là, les élèves peuvent s’aider, parce que celui qui a compris va pouvoir expliquer avec ses mots, de façon beaucoup plus simple. »  

Afin que chaque élève puisse bénéficier au maximum de la façon de penser des autres, Liliane Dionne suggère à ses futures éducatrices de former des groupes aux compétences hétérogènes. Il ne s’agit pas seulement de réunir celui qui a la bosse des mathématiques au passionné de géographie, mais plutôt des personnes avec des approches de travail différentes, comme les plus intuitifs et les plus méthodiques. Cette enseignante assure que, si on leur explique, les élèves finiront par comprendre les avantages de ces choix. Le jeune Victor s’est laissé convaincre des bienfaits de cette diversité. Il raconte avoir bénéficié de travailler avec une partenaire plus pointilleuse que lui sur les échéances : « Je dois l’admettre, je suis un peu désorganisé. J’ai fait un projet avec une élève qui était assez organisée. Quand cette personne dit qu’elle veut commencer à faire le travail, ça m’amène à penser que l’on doit le faire et on continue. »

 

Si chacun collabore… 

Madame Dionne soutient que les enfants sont généralement enclins à découvrir les autres jeunes et à collaborer avec eux : « C’est ce que j’ai vu dans les salles de classe. La nature de l’enfant est d’aller vers les autres. Ils vont à la rencontre des autres pour explorer, pour se développer, pour mieux se connaître et connaître l’autre, pour avoir du plaisir. Donc, les enfants vont aussi être portés à aimer le travail d’équipe. »  

Et même des jeunes, entre 12 et 16 ans, rencontrés au Squatt affirment majoritairement aimer le travail d’équipe. Et les autres, qui se disent plus réfractaires, comme JK, se laissent parfois prendre au charme d’une équipe qui fonctionne bien : « Tu as des amis qui t’entourent, alors tu n’es pas stressé. Quand tu les vois, tu te dis ?oui, je peux le faire”. »

 

UNE SATISFACTION INÉGALE 

Malgré ces moments de l’éloge de la solidarité dans les groupes, les commentaires des jeunes du Squatt se concentrent surtout sur des situations pénibles et les contrecoups de la négligence ou du contrôle des pairs. Ils remarquent néanmoins quelques bons coups de leurs enseignants afin de créer des équipes plus équitables.

 

Collaborer ? Vraiment ? 

Loki et JK sont particulièrement loquaces concernant les événements catastrophes dont ils furent la cible. Loki raconte s’être senti dénigré, malgré et même à cause de ses bonnes performances : « Celui qui est bon à l’école, il n’est pas populaire et on le traite de geek. […] Dans les travaux d’équipe, les autres essaient de le rabaisser pour pouvoir l’utiliser. »  

JK, quant à lui, dit avoir enduré des commentaires acerbes liés à son niveau linguistique, même dans des travaux n’ayant rien à voir avec la langue : « Lorsque tu es nouveau dans une école et que tu viens d’un pays étranger, que tu ne parles pas français, que la langue française est nouvelle pour toi, il y a peut-être des gens dans ta classe qui vont te dire qu’ils sont insultés parce que tu ne parles pas le français assez bien. »  

Liliane Dionne admet que certains tempéraments, notamment les plus compétitifs, sont moins disposés au travail d’équipe. Elle souligne toutefois la lourde tâche des professeurs qui, devant de telles attitudes, doivent en plus de sensibiliser à l’altruisme, déconstruire une partie des valeurs d’une société entière, famille incluse : « C’est axé beaucoup plus sur la compétition, alors que nous devrions être dans la collaboration. Je pense que la société a besoin de se poser des questions et de revoir ses valeurs. Je pense qu’il y a eu beaucoup de dérives, actuellement, par rapport à tout cela. L’individualisme à outrance fait que les personnes sont repliées sur elles-mêmes. » 

 

L’inégalité pointée du doigt 

L’exaspération de Loki repose surtout sur la négligence des coéquipiers : « Les autres disaient qu’ils faisaient leur partie. Mais à la dernière minute, lorsque je leur ai demandé de m’envoyer leur partie, ils n’avaient rien fait. Et c’est tout le groupe qui est pénalisé si le projet n’est pas rendu, alors j’ai dû tout faire. » Plusieurs autres jeunes du Squatt ajoutent qu’ils ne s’attendent pas vraiment à ce que leurs coéquipiers accomplissent leur part du travail ; et, quand ils réussissent à s’entendre sur un partage de tâches, celui qui est perçu comme le plus doué se fait souvent confier à lui seul tout le développement.  

Isabelle Nizet déplore cet obstacle qui empêche d’atteindre une réelle collaboration. Elle souligne pourtant que ses effets bénéfiques pour les jeunes plus faibles, sur l’apprentissage, même des plus forts, sur le plan de la valorisation, sont bel et bien démontrés, dans les cas où les autres sont préparés à les inclure. Elle admet toutefois qu’il demeure assez irréaliste de parvenir à de tels effets bénéfiques lorsque les partenaires en présence se situent à des niveaux trop différents : « Ce n’est pas parce qu’un élève en difficulté est avec un élève fort qu’il va faire un progrès immense tout d’un coup. Un élève en difficulté peut faire des petits pas, c’est ce que l’on appelle sa zone de développement proximale. Quelqu’un qui saute 1 mètre ne peut pas sauter 2 mètres d’un seul coup : il va sauter un 1,5 mètre et il évoluera par petits pas. »

 

Les parents, des partenaires d’équipe désirables ? 

La capacité ou la volonté des parents à encadrer ou à soutenir les jeunes dans leurs travaux d’équipe contribuent aussi à cette inégalité, quoique les jeunes ne le voient pas nécessairement de cette manière. Victor, par exemple, rapporte fièrement une situation où il a fait appel à l’expertise professionnelle de son père : « Mon père est graphiste. Un jour, on devait faire une caricature pour l’école en équipe. Alors j’ai pris son ordinateur et je suis allé sur ses logiciels. Ce sont des logiciels assez complexes, alors, j’ai eu de l’aide sur ce point-là. »  

Isabelle Nizet affiche une attitude méfiante devant ce genre d’intrusion parentale qui fait que les travaux, individuels ou de groupes, ne reflètent plus seulement les acquis de l’élève en classe : « Pour moi, un parent devrait se désengager du travail d’équipe. Il ne devrait pas intervenir là-dedans. Parce qu’il vient fausser les données dans l’équipe. Il ajoute un autre joueur qui est un peu en coulisses. »  

Cet avis diffère cependant de celui de Mélanie Dumouchel, qui y voit une belle occasion de communiquer un savoir à tout un groupe, et peut-être à la classe, si le parent ou l’enfant acceptent de partager leur expérience. Mais cette maman chercheuse croit que l’appui attendu du parent se situe surtout à un autre niveau. Elle suggère aux parents de plutôt s’impliquer en facilitant les rencontres entre les membres de l’équipe, lorsqu’elles doivent se dérouler le soir, et, encore plus, d’aider les enfants dans l’apprentissage des gestions de conflits, si fréquents dans ce genre de situation : « Ça en prend beaucoup aux enfants pour affronter un groupe d’amis, le lendemain, en classe. Il faut donc les outiller et leur donner confiance en eux. On peut leur demander, le soir, comment ça s’est passé. Il faut leur montrer que c’est important d’être bien dans une équipe et qu’ils n’ont pas à tout accepter ou à faire tout le travail. »

 

Et virtuellement parlant… 

Liliane Dionne affirme que, ces dernières années, la COVID et le travail à distance ont d’ailleurs joué un rôle très nocif, tant sur le développement des aptitudes à la socialisation et à la collaboration que sur les inégalités sociales entre les enfants bénéficiant d’un encadrement parental serré et les autres : « Dans le fond, ce que font l’enseignant et l’enfant ensemble, c’est aussi un travail d’équipe. Si tu n’as pas d’enseignant pour t’aider, que tu es rendu tout seul, tu apprends quoi ? »  

L’école virtuelle, incompatible avec la socialisation et le travail d’équipe ? Sur ce point, les discours entre les experts et la jeune génération du Squatt ou, du moins, ceux du second cycle du secondaire, s’entrechoquent. Loki parle de trois fois plus de travaux d’équipe durant la COVID, ainsi que d’avantages humains et techniques de cette approche par Zoom ou Teams auxquels il serait dommage de renoncer : « Parce que, quand tu présentes des travaux en ligne et que tu n’es pas devant tout le groupe, tu ne vois que les petits onglets, c’est plus facile de parler comme ça. Grâce à cela, il y a des gens que l’on a entendus et on n’aurait jamais cru qu’ils étaient aussi bons. C’est juste la timidité. »

 

C’EST LA FAUTE DU PROFESSEUR, MADAME! 

Les élèves se disent donc prêts à quelques concessions. En revanche, ils affichent des attentes élevées et parfois impatientes envers leurs professeurs, pour faire d’eux les meilleurs collaborateurs de demain. S’agit-il là d’une revendication d’ados rebelles ou du signe d’une confiance à reconquérir ?  

Interventions demandées 

Lorsqu’on demande aux jeunes du Squatt ce qu’ils attendent de leur professeur durant les travaux, ils répondent qu’ils aimeraient qu’ils interviennent encore plus et, précise Loki, principalement quand on leur dit ou qu’ils perçoivent des signes qu’une équipe ne tourne pas rond : « Les professeurs arrivent toujours trop tard et, après, c’est nous qui sommes blâmés. »  

Siméon affirme encore compter sur les professeurs pour éviter que les élèves se sentent contraints de traîner des éléments perturbateurs sans se plaindre, même à plus long terme : « Je pense que plutôt que de nous dire qu’il faut apprendre à travailler avec des gens comme ça, ils devraient faire en sorte que l’on ne se retrouve pas avec des gens comme ça. Je crois que si les professeurs agissent tôt, je veux dire dès le primaire, ça pourrait arranger les choses, parce que les élèves vont être habitués à mieux travailler et à remettre leurs travaux à temps. »  

Encore faut-il que les élèves osent dénoncer les situations qui ont échappé au professeur, répond Mélanie Dumouchel : « Ma réaction serait ?N’endure pas cela. Parles-en.” » Loki, qui demandait à être entendu, semble toutefois avoir du mal à se désolidariser du groupe : « On ne le dit pas parce que, si le prof le sait, il va être dans la merde. » Lionel, quant à lui, doute de l’efficacité de la solution habituelle du professeur, qui est de déplacer l’élève dans un autre groupe : « Il a seulement déplacé le problème. »

 

Du temps à investir 

Siméon ne désespère pas. Il a parfois vu des professeurs isoler temporairement un élève pour parvenir à mieux l’intégrer par la suite : « Une fois que le professeur est intervenu, l’élève qui perturbait est resté dans le groupe, mais ça allait mieux. » Mélanie Dumouchel reconnaît que les professeurs doivent s’attendre à consacrer un bon moment et beaucoup d’énergie à la gestion de classe pour en récolter les effets bienfaisants : « Parce qu’il y a plus de risques de débordement, c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas portés à le faire facilement. Ça demande plus de préparation que l’enseignement magistral auquel ils sont habitués. »  

La tendance de certains professeurs à utiliser le travail d’équipe surtout pour gagner du temps de correction reste encore bien réelle, confirme Isabelle Nizet, et elle pense que cette tendance s’accentue surtout à partir du secondaire : « Et c’est ce qui fait que le travail d’équipe a mauvaise presse. On se dit que ça fait bien l’affaire de l’enseignant, mais on ne voit pas ce que cela apporte aux élèves. » 

 

D’abord, instaurer l’ambiance… 

Mélanie Dumouchel demeure convaincue qu’en s’engageant auprès de ses élèves et en apprenant à les connaître, les professeurs se donnent les moyens de parvenir à former des équipes mieux rodées qui atteindront plus efficacement leurs visées : « On fait des jeux libres. On change les équipes. Ce n’est pas une perte de temps, parce que le sentiment de cohésion qu’on est en train de développer fait en sorte que durant les travaux d’équipe, je retrouve ce souci de l’autre qui va pouvoir s’investir dans le côté plus académique. Ils ne travailleront pas nécessairement plus vite, mais plus dans le respect. Ils vont s’entraider davantage et travailler mieux. »  

Cette chercheuse, auteure du livre La gestion de la classe intégrée aux didactiques, croit donc à l’importance de préparer le travail d’équipe, mais aussi de solliciter l’esprit de collaboration bien avant de se mettre en groupe. Selon elle, cet esprit doit faire partie des valeurs de la classe en tout temps et même, idéalement, de celles de l’école, par des conseils de coopération sur des sujets proposés par le professeur ou, encore mieux, amenés par les élèves. Mélanie Dumouchel a déjà vu des élèves prendre l’initiative de demander de tels moments de négociations dès la maternelle, afin de mieux se départager les jouets à la récréation : « Il faut aussi enseigner la résolution de conflits avec les élèves. On parle de ce qui ne va pas bien dans la classe en conseil de coopération. Alors je me dis qu’ils ont l’habitude de travailler ensemble. Ils ont l’habitude de se dire ce qu’ils apprécient et ce qu’ils aiment moins. »  

Par de tels échanges, les élèves peuvent contribuer à améliorer leurs compétences sociales, mais aussi aller chercher le meilleur de leur enseignant. En effet, les expertes rencontrées mentionnent qu’aucun cours particulier n’est proposé, à l’intérieur du programme de formation de leur université, pour apprendre aux futurs enseignants à mener à bien l’objectif ministériel de la collaboration en équipe, et que les meilleures pratiques en ce domaine sont encore à définir. Isabelle Nizet croit néanmoins que ces étudiants se font enseigner comment entretenir un climat de classe sain : « Donc, je suis persuadée qu’ils apprennent des méthodes d’animation, de dynamique d’équipe, de dynamiques psychosociales qui sont les bases du travail d’équipe pour un pédagogue. »

 

S’ÉQUIPER DE TEMPS ET DE PATIENCE

Le travail d’équipe réellement collaboratif est donc une source d’écoute et d’apprentissage, tant pour les élèves que pour les professeurs. Et dans ce contexte, faute de rivaliser tout court, il faudra donc rivaliser de patience, et se donner les outils pour distinguer les vraies avancées des fausses réussites.

 

L’interdépendance avant tout

Une professeure racontait que, lors de sa formation, il y a une dizaine d’années, elle voyait des étudiants de sa classe universitaire se partager la tâche d’un devoir et partir chacun de leur côté avant même d’avoir discuté de leur objectif commun. Les enseignantes universitaires interrogées pour cet article s’entendent sur le fait que cette méthode de travail, parfois justifiée par le contexte, n’est assurément pas celle par laquelle on peut espérer apprendre aux élèves d’aujourd’hui à développer leur compétence à collaborer. Au contraire, le professeur doit s’ingénier à trouver pour eux des tâches pour lesquelles ils devront penser ensemble, comprendre la vision des autres et aller tous dans le même sens, explique Mélanie Dumouchel : « Dans un travail coopératif, on veut plutôt avoir quelque chose comme une murale : on ne veut pas que chacun fasse un dessin : on veut que cela fasse un tout. »  

Toutes les tâches ne se prêtent pas à un tel échange d’idées, mais justement, la collaboration devrait être réservée pour les contextes où elle s’avère vraiment utile, rétorque Isabelle Nizet. Et il existe des projets qui ne peuvent pas se scinder aussi logiquement. Il suffit alors que ceux-ci soient proposés aux élèves avec un niveau de défi assez élevé pour que plus d’une tête soit nécessaire à les traiter : « Si je demande à des élèves de résoudre ensemble un problème, ils ne peuvent jamais dire ?Moi, je lis le problème, toi, tu récoltes les données, toi tu l’interprètes, moi, je trouve la solution”. Ce ne serait pas une manière efficace de travailler. Ils doivent tous se mettre d’accord sur le sens du problème qui a été lu, sur les données significatives sur lesquelles il faut travailler, sur la résolution et la solution. »  

Isabelle Nizet rappelle également que le travail d’équipe est avant tout conçu de façon à évaluer, non les résultats, mais les habiletés à travailler en équipe, sur les plans cognitif, comme la méthodologie, et affectif, comme la capacité à s’affirmer. Les coéquipiers peuvent aussi apporter leur avis sur leur collaboration réciproque : « Par exemple, ?Est-ce que tout le monde a écouté ? Est-ce que tout le monde a exprimé son avis ?” Cela aussi, ce sont des comportements. » Et cette chercheuse spécialisée en évaluation remarque que les beaux projets finaux vont souvent de pair avec des évaluations positives sur le plan collaboratif.

 

Petit train va loin 

Ces évaluations permettent aussi de révéler quelques lacunes sur les capacités d’introspection des élèves qui peuvent expliquer certaines de leurs conduites plus cruelles ou arbitraires qui touchent la socialisation, relate Isabelle Nizet : « Même en sixième année, on se retrouve avec des enfants qui n’ont jamais été remis à leur place, ils ne sont pas conscients d’avoir des attitudes négatives. »  

Qui plus est, une partie des acquis d’une année se perd l’année suivante, lorsqu’il faut établir un lien de confiance avec de nouveaux camarades. Mélanie Dumouchel suggère d’apprivoiser les élèves petit à petit, en dyades, avant de se lancer dans de grands projets. Il s’agit en même temps pour l’enseignant de se donner une occasion d’observer : « Et mon intention, dans cela, comme enseignante, c’est de leur permettre de jaser et de socialiser. Je peux voir aussi comment ça se passe entre ces deux amis-là. Ce n’est pas un travail exigeant. Les enfants sont habitués à faire cela, du moins, si on choisit une tâche qu’ils ont l’habitude de faire. »

 

Guider, de fil en aiguille…

Avec le temps, le professeur peut intégrer des éléments des thématiques plus complexes ou plus propices à la manifestation de croyances erronées. Si ce genre de discussions peut être encadré dans un enseignement magistral, Isabelle Nizet souligne que les enfants seront plus prompts à les remettre en question dans l’intimité d’un petit groupe : « Et ce qui est passionnant, à propos des croyances erronées et du travail d’équipe, c’est que l’on peut mettre les élèves en débat. On peut leur demander d’argumenter et de justifier. »  

En guidant les raisonnements, discrètement, les professeurs apprennent ainsi aux élèves à devenir plus autonomes et objectifs dans leur évaluation des faits, mais aussi de leur propre travail, de leur apport et de celui des autres. Ainsi, Mélanie Dumouchel soutient que quelques interrogations bien formulées peuvent amener les enfants à tenir des positions qui vont au-delà de leurs préférences personnelles et leur désir d’approbation, sans pour autant les autoriser à se critiquer ouvertement : « Cela dépend du travail demandé : si le professeur dit ?Vous avez quatre options : choisissez la meilleure.” Le professeur peut alors ajouter ?Trouvez-moi les arguments.” À ce moment, si le petit populaire de la classe a choisi une idée, mais qu’il n’a aucun argument, ça ne tiendra pas la route. Donc, on va essayer à cela. » 

 

S’approprier leur classe 

Lorsque les mécanismes se rodent et que les enfants apprennent à s’exprimer sur ce qu’ils pensent, mais aussi sur ce qu’ils ressentent en collaborant, ceux-ci jouissent d’un impact souvent plus direct qu’un adulte pour indiquer à leurs pairs les comportements bénéfiques ou qui dérangent, affirme Isabelle Nizet : « Il faut amener les élèves à regarder comment ils ont fonctionné, et qu’ils puissent se faire dire par leurs pairs ce qui n’a pas bien fonctionné plutôt que de le faire dans une dynamique de discipline. »  

Les expertes se disent d’ailleurs témoins de quelques cas où les élèves, en apprenant à utiliser leurs habiletés d’interaction à bon escient, ont permis au professeur de se mettre un peu dans l’ombre. Des élèves peuvent alors innover dans leur façon d’honorer leurs responsabilités, confie Isabelle Nizet : « Il est certain que s’il apprend à ses élèves à être autonomes ou, du moins, que certains élèves dans la classe deviennent assez autonomes ou développent du leadership, le professeur pourra déléguer du travail aux élèves. C’est étonnant de voir à quel point les élèves peuvent prendre des choses en charge. C’est très sous-estimé. »  

Est-ce dans le secret de l’habileté de certains professeurs que se cache la réponse à l’espoir de Siméon de voir de nouvelles générations de jeunes devenir des coéquipiers sans rivalités ni retardataires ? Mélanie Dumouchel préfère se montrer plus nuancée : « Je ne suis pas certaine que je blâmerais les enseignants de ne pas les avoir formés assez pour cela. Il y a un moment où il faut se demander si les enfants ont été réceptifs. Mais je pense que l’école nous donne des outils pour prendre notre place. »