Lorsque la vie se fait entendre

Retour aux articles

Date de publication

jeudi 27 juillet, 2023

Trajet en autobus entre la station Saint-Michel et l’arrondissement d’Anjou. Heure de pointe sous la bruine. Temps estimé du voyage : 50 minutes. Ça brasse dans tous les sens et on est tous coincés, épaules à épaules, comme d’autres le sont pare-chocs à pare-chocs par temps d’embouteillage. J’ai l’estomac en vadrouille. À quelques centimètres de moi, une toute jeune maman et sa poussette géante me bloquent la vue. Pour moi, dans ce contexte, un seul rêve à l’horizon : disparaitre dans le plancher.

Qui plus est, la maman, avec un gros fichu coloré sur la tête, chante et chante… à en enterrer les sinistres craquements de l’autobus. Aux yeux de tous, elle chante pour elle-même. On dirait même qu’elle ne parle aussi que pour elle seule, ou à une amie imaginaire. Mais non, en m’étirant le cou, je vois son amie, bien réelle, qui ne la regarde pas. Elle, ce n’est pas dans l’estomac que ce trajet bondé la percute : c’est à la tête qu’elle tient entre ses mains. Migraine est le seul mot que je l’entendrai répondre.

D’accord, le trajet est tout sauf idyllique, mais je dois bien l’admettre : la fille en fichu m’a offert une remarquable interprétation de « La Bohème » d’Aznavour. Cependant, lorsque l’on entend une maman quasi-ado rendre de façon si émouvante le vers Nous ne mangions qu’un jour sur deux, ça donne quelques frissons d’inquiétude. Mais elle souriait, ça rassure. Insouciance?

Quelques minutes plus tard, à l’approche de son arrêt, j’observe la métamorphose impressionnante de la cantatrice méconnue en maman-pieuvre. Elle se retrouve avec les deux mains sur sa poussette géante, un bras pour son parapluie, un autre pour son amie, qui ne va pas mieux, et un autre pour tenir la porte, que le chauffeur n’arrête pas de lui fermer dessus. Ne me demandez pas où elle a pris ses cinq bras : je n’ai toujours pas compris.

Cette force de la nature, pour un moment moins chantant, est parvenue à maintenir le sourire. Mais, lorsque sa voix s’est tue, une autre a pris la relève : celle de son bébé. Cet appel sans mot est venu balayer en moi les soupçons à propos de l’insouciance de sa maman. J’ai alors réalisé que, tout ce temps où elle chantait, elle tentait de maintenir le lien avec son enfant, qui ne pouvait la voir dans cet espace exigu.

Si ça se trouve, son poupon était bien le seul, à quelques mètres à la ronde, qui avait l’impression, ce jour-là, qu’il était là où il devait être, qu’il n’avait pas de raison de s’inquiéter. Il se sentait plus fort que l’autobus grâce à une voix… une voix que tout enfant, s’il savait, se donnerait la peine de rendre toute petite, pour mieux la cacher, au fond de soi, pour mieux l’interpeller, par jour gris.

Et le silence de son sommeil était peut-être aussi la plus belle offrande possible à une maman, qui doit parfois jouer du coude, à l’heure de pointe, pour se rappeler qu’elle aussi, elle est bien dans le rôle où elle doit être, à cet instant, auprès de son bébé et d’une amie en besoin de maternage.

La maman en fichu, aux six ou huit bras jusque-là bien cachés, contrastait en tous points avec les images maternelles que l’on envie sur les pages glacées de magazines (oups, je viens de réaliser que j’écris pour un magazine… désolée!).  Mais qu’importe, après tout, qu’elle n’ait rien à voir avec la maman tirée à quatre épingles, qui se promène en voiture écolo ou répond à 50 textos en cours de route. Pour son bébé, si elle était arrivée première au bout de la course à la performance, ce jour-là, cela n’aurait peut-être pas apporté grand-chose.

Et tant qu’Aznavour et les mamans en fichu continueront de couvrir les craquements des autobus d’un voile protecteur, la quiétude des enfants se poursuivra, et les trajets Saint-Michel–Anjou demeureront plus colorés.